Temps critiques #3
Version imprimable de cet article Version imprimable

Ce mouvement pacifiste en Allemagne

, par Bodo Schulze

Es wird sich bald zeigen, daß die Welt gar nicht
entdecken will, was far gute Soldaten
die Deutschen sein können.
Richard Weizsäcker

Le mouvement pacifiste en Allemagne ne se distingue pas seulement du mouvement anti-guerre en France par une différence de nom ; on ne trouvera jamais en France des slogans tels que « nous voulons vivre », « nous avons peur », « ce n'est pas pour mourir que nous faisons des études », ou encore « nous sommes trop jeunes pour mourir ». Les citoyens pacifistes de France s'opposaient à la guerre contre l'Irak, mais ils ne se tenaient pas pour la cible privilégié des bombes coalisées. Certes, les mots d'ordre cités sont ceux de jeunes collégiens et lycéens, mais l'âge explique-t-il tout ? Admettons-le un instant : reste encore à savoir pourquoi leurs aînés, au lieu d'agir contre cette naïveté, ont tout fait pour la renforcer. Pourquoi les étudiants ont-ils emboîté le pas à leurs cadets et pourquoi les pacifistes des années 80 ont remis ça.

Comment comprendre que des enfants soient l'avant-garde de ce mouvement qui traverse toutes les classes d'âge et toute la société allemande ? Pourquoi est-ce l'homme en devenir, à la raison naissante, et non pas l'homme achevé qui donne le ton ? Ou inversement : si ce n'est là qu'une révolte d'adolescents, pour quoi rencontre-t-elle l'approbation des adultes ?

Cette critique ne se dirige donc pas tant contre ces jeunes gens que contre ceux qui se servent de leur simplicité pour légitimer la paranoïa collective qu'ils ont contribué à créer, contre cette "nouvelle gauche" soixante-huitarde qui, après l'automne allemand de 1977, en est arrivée à se faire l'apôtre de la renaissance nationale-allemande, de gauche bien sûr1. Les louanges mielleuses dont elle accable la nouvelle génération, porte-parole commode de l'esprit national, elle se les dispense en fait à elle-même : nous avons fait table rase de tout esprit critique, regardez le résultat, n'est-il pas merveilleux ?

Quand des adultes désillusionnés et rompus à toutes les mesquineries que la survie quotidienne leur a apprises se mettent à vanter la haute moralité de leurs enfants — pas en privé, mais sur la place publique et à l'occasion d'une guerre — ; quand ils se découvrent une nouvelle virginité à l'image de l'ingénuité de leurs enfants, bref quand ils se proposent de redevenir enfant, le résultat ne peut être qu'un infantilisme qui n'avoue pas ses intérêts. Qui, à l'âge de raison, s'indigne contre la dernière guerre en disant « nous voulons vivre » n'agit pas par compassion pour les victimes réelles, mais laisse entendre que la véritable victime c'est lui.

Ainsi, des féministes de Göttingen ont occupé les locaux du Deutscher Gewerkschaftsbund (dgb) pour inciter le syndicat unique à la grève générale parce qu'elles refusaient, « en tant que femmes, de devenir les "pleureuses et déblayeuses2" de l'après-guerre ni de soigner les "mutilés de guerre" ». La guerre contre l'Allemagne étant imminente, beaucoup de futures victimes se réfugiaient dans le giron des Églises qui constataient un accroissement soudain de la pratique religieuse. Un autre ordre, celui des médecins, observait la montée dramatique des maladies psychosomatiques — principalement des crampes d'estomac, des maux de tête, des insomnies — et proposait comme remède le yoga ou les thérapies de groupe. Dans les journaux et à la télé, des éducateurs, des psychologues et autres déformateurs d'enfants après avoir traumatisé ces derniers en leur parlant de la guerre à tout propos, se répandaient en conseils pour y remédier. Une déléguée des élèves d'une école berlinoise de chant expliquait alors : « Depuis le début de la guerre, les élèves sont si tristes et si touchés que nous avons pensé que nous devions parler ensemble de notre peur. C'est pourquoi nous avons érigé un autel avec des bougies. » D'autres, à Stuttgart, anticipaient sur ce qui allait évidemment se produire et se déguisaient en blessés de guerre. Et à Berlin-Est, des étudiants accrochaient au portail de l'université Humboldt une banderole qui demandait : « quand serons-nous dans le désert ? »

Si le sens de toutes ces actions reste plus ou moins implicite, un appel publié dans plusieurs quotidiens annonce la couleur : « pensez à Dresde — cessez-le-feu immédiat. Arrêtez la guerre au Proche-Orient ! » Jusqu'à présent, les seuls à invoquer le bombardement de Dresde étaient ceux pour qui le 8 mai 1945 marque non la libération de l'Allemagne mais sa défaite et qui veulent faire oublier les massacres qu'ils ont commis en faisant des Allemands les véritables victimes de la Deuxième Guerre mondiale, d'une guerre imposée par les Alliés. Avec une régularité de répondeur automatique, ceux-là citent « Dresde », les « expulsés des territoires de l'Est » ou encore « les crimes coloniaux des Anglais » quand on leur parle de la terreur nationale-socialiste et de la destruction des juifs d'Europe. Ce réflexe aussi vieux que la rfa3 est une des causes sociales qui ont produit le 68 allemand. La critique de la société de l'après-guerre et de son idéologie passait obligatoirement par la critique du régime qui est à l'origine du « miracle économique » et de la suffisance vindicative des reconstructeurs.

Aujourd'hui cependant, quelques mois après la réunification, l'opposition pacifiste reprend à son compte ce que ses cadres et porte-paroles avaient combattu 25 ans auparavant. Bagdad = Dresde, cette équation donne à penser que nous, Allemands, sommes contre la guerre américaine parce que nous en avons déjà fait les frais. Pour reprendre Gerhard Zwerenz, écrivain très prisé dans la nouvelle gauche des années 70 : « Contrairement aux coalisés, les Allemands savent ce que signifie une défaite. » L'identification avec l'Irak dans la défaite nationale est le point d'orgue de la « résistance active contre les agresseurs américains ». Ainsi fut reformulé l'idéologème central du mouvement pacifiste du début des années 80 selon lequel les deux Allemagne étaient occupées et colonisées par les deux superpuissances.

À la différence de ce premier sursaut de la nation allemande opprimée, l'actuelle opposition pacifiste s'articule dans un contexte moins onirique. L'opposition de l'époque savait pertinemment que la bombe américano-soviétique n'allait pas s'écraser en Allemagne, sinon elle n'aurait pas allumé les bougies de l'intériorité nationale : elle aurait mis en pratique le manuel de Frantz Fanon. Le stationnement des Pershing II et des missiles de croisière dont l'objectif stratégique était d'achever l'économie soviétique, servait uniquement de décor à une théâtrale exhibition du sentiment national. La bombe qui, dans la théorie écolo-pacifiste, incarne toutes les puissances mortifères de l'« industrialisme » ou de l'« exterminisme » (Rudolf Bahro) menaçait alors un genre humain qui s'était singulièrement rétréci à la taille de la nation allemande, ce « champ de bataille des superpuissances ». La fable était uniquement idéologique, aucune situation de guerre réelle ne troublait le scénario. C'était tout simplement le début de la réunification rendue finalement possible par l'écroulement de l'urss auquel les missiles américains avaient donné un dernier coup de pouce. L'année dernière, cette formidable division du travail entre le gouvernement qui avait accueilli les missiles et l'opposition qui avait mis en chantier la reconstruction de l'idéologie nationale aboutit à un résultat concluant. Mais la nation allemande et ceux qui, de la droite jusqu'aux Verts, se reconnaissent d'une manière ou d'une autre ne sont pas contents. La réunification ne produit pas l'âge d'or escompté : à l'euphorie nationale succède la désillusion nationale. Encore une fois, les Allemands se sentent trahis et dupés. Non pas parce que Kohl leur a menti — tous les partis politiques étaient pour la réunification qui aurait eu les mêmes conséquences sociales sous un gouvernement social-démocrate ou vert — mais bien parce qu'ils cherchent un responsable au désenchantement national. Voilà le terrain idéologique sur lequel a éclaté la guerre.

L'affaire s'est très vite cristallisée autour de la question de savoir s'il fallait livrer des anti-missiles Patriot à Israël. Telle était la question centrale de tout le débat et a celui-ci se mêlaient des révélations sur le rôle des firmes allemandes dans la production des gaz dont Saddam menaçait Israël. La presse en était pleine et la télé en parlait abondamment. On le savait donc, mais on ne voulait pas savoir : ni le gouvernement qui se fit prier par Israël ni les pacifistes qui s'en désintéressaient complètement, occupés qu'ils étaient à s'identifier prétendument avec la population irakienne. Pourquoi n'éprouvait-on pas la même sympathie pour la population israélienne dont L'État n'était même pas engagé dans cette guerre ? Pourquoi le mouvement pacifiste ne réclamait-il pas l'envoi des Patriots en Israël, ce qui était la moindre des choses de la part d'une opposition digne de ce nom ? Rien de tel. L'État des rescapés à dû adresser une demande officielle à l'Allemagne pour que le thème devienne public. Le gouvernement allemand, sans accepter d'emblée, a répondu que la requête serait étudiée. Cette hésitation voulue signifiait que la défense d'Israël contre un agresseur était soumise à un calcul de Realpolitik ; c'était un acte de souveraineté étatique. La balance pencha du côté du soutien à Israël. En effet, quelle meilleure occasion pour l'Allemagne de faire ses premiers pas sur la scène de l'intervention militaire que d'assumer son « devoir historique envers les juifs ». L'ex-général Schmückle alla même jusqu'à dire que l'armée fédérale envoyée en Turquie protégeait aussi Israël et accomplissait là un « travail pratique de deuil, à cause de notre histoire ». La nouvelle puissance mondiale se drapa dans l'anti-antisémitisme façon allemande. Mais mieux vaut pour les Israéliens de faux amis que pas d'amis du tout. Parmi ces faux amis figurent également certains hommes politiques des Verts comme Joschka Fischer4 qui appartient à la tendance Realpolitik de ce parti et qui proposait que le slogan « touchez pas à Israël » devait compléter le mot d'ordre « arrêt immédiat de la guerre ». Compte tenu du ton général de la discussion pacifiste, c'était presque une provocation. À titre d'exemple, voici les opinions de trois pacifistes.

Le premier est homme politique de profession et préside actuellement les ministres de la Basse-Saxe. Gerhard Schröder avait refusé de participer à une manifestation de solidarité pour Israël, sous prétexte que l'appel de la manifestation ne réclamait pas un cessez-le-feu. Le 3 février, il eut l'occasion de s'expliquer dans émission de talk-show sur la chaîne privée SAT 1. Il déclara que ne pas demander un cessez-le-feu revenait à rester dans la logique de guerre, et des conséquences de cette logique, il en savait quelque chose. Fin stratège, il augurait que Saddam pourrait utiliser le gaz si les Américains n'arrêtaient pas la guerre, comme si cette attaque au gaz n'était pas un des buts stratégiques de la guerre de Saddam. Mais non, cette guerre-là n'existait pas, il n'y avait que la guerre du « shérif mondial ». Cet unique auteur de la guerre, le seul qui serait responsable des gaz lancés sur Israël. Et puis, disait-il, il n'était pas exclu que les « Alliés » n'emploient pas l'arme atomique : « Or cela serait un scénario de guerre qui détruirait tout au Proche-Orient, et en Israël, et chez nous, et les fondements de la vie des jeunes. » Dans la tradition du pacifisme allemand récente, Schröder dépeint l'apocalypse où « nous tous » serons engloutis, pour pouvoir se ranger du côté des victimes et faire généreusement abstraction de la situation réelle. Cette projection donne le canevas où se brode toute idéologie nationale. Si Schröder est contre la guerre, c'est parce qu'il voit l'Allemagne parmi les victimes. Et, après avoir donné libre cours à son ressentiment antibritannique, il dit le sens de cette projection en s'exclamant : « Pourquoi acceptons-nous que la solidarité avec les alliés, et avec Israël, n'est toujours conçue qu'en termes de participation à la guerre. » Le salto national est accompli : l'Allemagne se trouve dans le camp des victimes, Israël dans celui des fauteurs de guerre. Pour Schröder, cette répartition a une importance quasi ontologique. Les alliés et Israël exigent notre solidarité toujours et seulement quand il s'agit de faire la guerre, alors que la solidarité peut aussi résider dans l'« ambition qu'ont les Allemands de jouer enfin un autre rôle que celui qu'ils ont toujours joué dans l'histoire ». Ambition allemande de trouver dans leur histoire des raisons justificatrices à toute saloperie. Bien plus que le contenu c'est la forme de cette affirmation qui importe : elle est une détermination essentielle qui transcende toute expérience possible. Le contenu de cette essence est donc arbitraire et change selon la conjoncture historique. Il n'a pas de critère rationnel interne parce qu'il n'est pas rapporté à l'universel, au genre humain, mais à l'intérêt borné de « nous autres Allemands », c'est-à-dire de la nation allemande persécutée. La fraction la plus avancée de cette nation perçoit déjà quelle sera l'étape suivante : après l'écroulement du mur et la réparation de la "honte de la partition", seule l'existence d'Israël rappelle encore Auschwitz. Après la défaite et la capitulation que signalaient les draps blancs suspendus à leur fenêtre par les pacifistes, il fallait trouver le coupable : toute cette guerre n'est faite que pour Israël, pour un Israël essentiellement belliciste5.

Le deuxième témoin étoffera cette vision antisémite du Proche-Orient. Il s'agit d'Alice Schwarzer, directrice de la revue féministe Emma. Dans une interview du 23 janvier, elle trouve « hâtif » de dire que Saddam s'est proposé la destruction d'Israël comme but de guerre. Elle venait de rentrer d'un voyage en Tunisie où elle a « parlé avec un très grand nombre d'Arabes » qui lui auraient appris que ceux-ci se sentaient « trahis et humiliés par les maîtres blancs ». Schwarzer reconnaît dans l'idéologie panarabe des éléments qui lui sont familiers, notamment la « dignité bafouée » : Husri, fondateur du panarabisme moderne et grand lecteur des Discours à la nation allemande de Fichte, et Michel Aflaq, lecteur enthousiasmé du Mythe du xxe siècle de Alfred Rosenberg et maître à penser de Saddam, ont dû laisser des traces que Schwarzer identifie sur-le-champ, pour s'y identifier. Certes, l'antisionisme panarabe ne s'inscrit pas dans une histoire antisémite parce qu'il ignore l'histoire de l'anti-judaïsme chrétien précapitaliste qui, en Europe, a fourni la matière historique à la forme antisémite, dont est né le syndrome antisémite en Europe. L'anti-impérialisme panarabe ne devient antisioniste qu'en raison du fait historique, contingent pour l'histoire du monde arabe, que les colons occidentaux en Palestine étaient des juifs et non des Bretons. Le colonialisme et l'antisémitisme qui contraignaient les juifs à fuir, ces deux produits du capitalisme européen portent toute la responsabilité de la naissance de l'antisionisme arabe qui vise à détruire Israël. Cela dit, quel est l'intérêt pour une Allemande6 de reprendre une idéologie qui entend tuer les juifs rescapés ? Chez Alice Schwarzer, l'antisémitisme modernisé se présente comme un pacifisme. C'est pourquoi elle se borne à qualifier l'explosion des Scuds sur Tel Aviv de « très dramatique ». La formule stéréotypée traduit un détachement parfait, le pacte avec la cause arabe étant conclu. Dans cette perspective, il va de soi que l'autre grand ennemi commun sont ces « gueulards d'Américains » qui, une fois déjà, ont empêché que la solution finale en soit vraiment une. L'axe pacifiste Dresde-Bagdad est tout idéologique et centré sur l'antisionisme, lequel, en Europe, apparaît comme la continuation géopolitique de l'antisémitisme. Nulle surprise alors que Schwarzer taxe Wolfgang Pohrt — qui, depuis quinze ans, dénonce les implications nationalistes et antisémites de l'idéologie écolo-pacifiste — de « Juif ».

Le troisième témoin est avocat, et accessoirement homme politique. Ströbele a soutenu la collecte « des armes pour le Salvador » avant d'accéder au poste de porte-parole des Verts où il devint pacifiste. Quelques jours avant la visite d'une délégation des Verts en Israël le 19 février 1991, il se prononça contre la livraison de missiles Patriot à ce pays sous prétexte qu'elles n'étaient pas des armes purement défensives et que la guerre n'était pas susceptible d'amener la paix. Rappelons que ce sophisme fut énoncé non pas dans un séminaire de rhétorique mais alors que les Scuds irakiens tombaient sur Israël et qu'on se demandait à chaque fois lequel serait chargé des gaz allemands. Mais Israël n'était pas digne de l'aide pacifiste, et cela pour deux raisons.

Premièrement, parce qu'Israël avait fourni un prétexte à Saddam : « Je me vois obligé de reprocher à Israël d'avoir poursuivi une politique qui misait sur une solution par la guerre. » Feignant de s'étonner de ce qu'un État que Saddam entend rayer de la carte aimerait bien voir détruite l'armée irakienne, Ströbele prend ce souhait pour une cause de la guerre, des mots pour des faits. Cette confusion catégorielle est voulue et assez répandue. Alors que les intentions de Saddam à l'égard d'Israël sont minimisées, les paroles de Shamir équivalent à des actes. Poussé à l'extrême, ce principe des « deux poids deux mesures » rend Israël responsable de tous les conflits mondiaux parce que le ministre des Affaires étrangères israélien se prononce virtuellement sur tout ce qui se passe à travers le monde. Et Ströbele sait de quoi il parle : « Je suis très engagé en Amérique latine [sic !] et c'est précisément là que j'ai appris qu'Israël, la politique israélienne, la police israélienne jouent un rôle très négatif dans les pire dictatures. » Cette énumération où le sens glisse par degré d'Israël, c'est-à-dire de l'État d'Israël et des Israéliens pris en bloc, à la police israélienne est une véritable définition : la différence spécifique d'Israël est la force brute. Comment en effet défendre un tel peuple ? Si Ströbele tire argument de l'engagement des services secrets israéliens pour expliquer que les Israéliens sont indéfendables, il confond les Israéliens et leur État, dans cette même « essence juive » qui, de nos jours, a pour nom « sionisme », le sionisme que s'inventent certains « antisionistes » européens. Les Israéliens ne bénéficient pas de ce petit crédit généralement accordé à tout « peuple » et qui consiste à le distinguer de l'État qu'il habite. Sans ce crédit, comment pourrait-on se solidariser avec les victimes civiles irakiennes, avec ces mêmes Irakiens qui, en 1969, acclamait l'acte fondateur de la politique antisioniste du nouveau Baas, le simulacre de procès contre des juifs irakiens qui fut mis en scène pour se venger de la "défaite" dans la guerre de Six Jours. De ce crédit, les Israéliens ne jouiront point, car Ströbele est déçu par Israël. C'est qu'il avait appris, dans sa jeunesse, « que Israël, c'était les nouveaux modèles sociaux dans les Kibboutzim », et qu'il « y avait vu un exemple à suivre parce que, là, on a expérimenté beaucoup de choses bien qui étaient très positives ». Mais au lieu de se demander pourquoi les illusions du sionisme socialiste n'ont pas résisté à la réalité capitaliste, il accuse Israël de ne pas satisfaire à l'image qu'il s'en était faite, lui qui « aimerait (tant) avoir la possibilité de se solidariser avec la politique israélienne ». Solidarité avec une politique d'État ou au diable la population, tertium non datur. Ströbele trouverait les Israéliens défendables si leur État était un État meilleur que les autres, s'il poursuivait une politique non-violente, à la hauteur des principes pacifistes, s'il n'était pas un État. Il ne saurait se solidariser avec les Israéliens qu'à la condition que leur État fasse une politique édictée par le bureau central des Verts. Faut-il en inférer qu'il peut se solidariser avec la population irakienne parce que la politique de Saddam correspond à ses vœux ?

En tous cas, et c'est la deuxième raison avancée par Ströbele pour justifier sa position, la politique israélienne dans les territoires occupés n'est pas à son goût et c'est pourquoi « les attaques irakiennes aux missiles sont la conséquence logique, presque nécessaire, de la politique d'Israël » envers les Palestiniens. Ströbele construit un rapport de cause à effet qui a pour seul fondement la projection antisioniste de l'idéologie panarabe, le discours de Saddam. Pour étayer cette vision, il établit le fameux lien entre l'occupation du Koweït et celle des territoires occupés par Israël. En transformant ce parallèle juridique, fort douteux par ailleurs, en rapport de cause à effet, il construit une histoire imaginaire où Saddam figure comme justicier mondial qui venge le droit des faibles piétiné par les forts. Devant ce droit vengeur, le droit d'Israël à l'existence dont le mouvement pacifiste croit devoir débattre depuis un moment ne saurait se justifier. Si Ströbele, pour satisfaire au convenances, se prononce pour le droit d'Israël à la défense, il le révoque aussitôt après, en se demandant jusqu'où ce droit « doit aller, a le droit d'aller ». Visiblement pas jusqu'à intercepter les Scuds. C'est parce qu'Israël a « contribué, par sa propre politique, à créer la situation actuelle » que son droit à la défense trouve maintenant ses limites où commencerait son champ d'action, et les Israéliens n'ont qu'à patienter un peu et souffrir par ailleurs que l'État irakien les massacre à l'aveuglette. Qu'ils se comportent donc comme des moutons dociles, c'est-à-dire de la façon dont l'infamie antisémite taxe habituellement le comportement des juifs détruits. Ainsi le droit d'Israël à l'existence, dont le droit à la défense est le noyau même, dépendra de la politique mise en œuvre par son gouvernement. Contrairement aux autres États dont la politique est critiquée sans que jamais leur existence même soit mise en cause, chaque acte souverain de l'État d'Israël est susceptible de provoquer la sentence finale. L'État des juifs se trouve singularisé et la singularité de cet État réside dans le fait qu'il est l'État des juifs.

Après la publication de l'interview dont les citations ci-dessus sont extraits, Henryk M. Broder, l'interviewer, fut accusé de « perfidie » parce qu'il aurait saboté la mission de paix des Verts en Israël. Renate Damus, autre porte-parole des Verts, qui avait accompagné Ströbele dans ce voyage traita Broder de « scribouillard » et ne trouva à reprocher à Ströbele que son manque de sens diplomatique : « Vu l'histoire allemande, un Allemand ne peut pas tout dire au sujet d'Israël. » Matériellement, Ströbele avait tout à fait raison mais il aurait dû s'abstenir de le dire. La perfidie de Broder était donc d'avoir révélé ce que Ströbele, Damus et bien d'autres pensent en secret. Ströbele a dû payer son faux pas en démissionnant ; le raffinement de Renate Damus ne tirait pas à conséquence. Il n'est pas le seul à le penser comme l'attestent les tracts, les mots d'ordre, les propos tenus lors d'innombrables réunion et le courrier des lecteurs du Tageszeitung, sorte de Libération allemand. Il s'avère que l'historiographie nationale-allemande a considérablement élargi son auditoire, les élucubrations d'un Nolte se retrouvant aujourd'hui sous la plume des pacifistes. Quand, s'écrie un lecteur, « quand nous libérerons-nous enfin d'un passé qui ne nous permet plus de nous former un jugement libre ? ».

Que conclure après ce tour d'horizon ? Le nouveau mouvement pacifiste dans l'Allemagne réunifiée, tout comme dans l'ancienne ne dit pas son nom. Sous couvert d'amour pour la paix, il se sert d'une certaine constellation internationale pour y jouer la mascarade de la nation allemande. Dans cette représentation, aucun personnage n'est ce qu'il paraît. L'Allemagne se déguise en Irak, les coalisés sont travestis en alliés et Israël doit jouer « le Juif ». Qu'on tire le parallèle Bagdad-Dresde ou qu'on fasse sienne la cause arabe, qu'on peigne l'apocalypse pour se désintéresser des menaces toutes relatives des Scuds ou qu'on mette les choses à plat à la manière de Ströbele, le message est toujours et encore le même : Israël gêne, les juifs sont notre malheur, et de nouveau les alliés nous empêchent de finir cette tâche fastidieuse.

C'est ce même jeu de projections contre-rationnelles qui détermine la position contraire, celle de Hans Magnus Enzensberger7 qui ne fait que redistribuer les rôles. Pour lui, Hitler-Saddam écrase la population germano-irakienne et, en passant, tue les juifs. La mise en parallèle de Saddam, de Hitler est une des manière de relativiser Auschwitz et un jeu de cache-cache où Hitler disparaît derrière Saddam, puisque Saddam est le nouveau Hitler, puisqu'il est bien réel, alors que l'autre appartient au passé. Et puis, vous voyez bien que ça n'arrive pas qu'aux Allemands. En fait, cette identification fait partie d'un double syllogisme qui s'énonce ainsi : comme il ne peut y avoir qu'un seul Hitler, il faut qu'il y en ait au moins deux, et comme il y en a au moins deux, il est prouvé que la production de Saddam-Hitler est une constante anthropologique. Ainsi, Auschwitz est réintégré dans le cours normal des choses et les Allemands, hier du mauvais côté, se battent aujourd'hui pour le bien du monde. De la sorte, l'État allemand postfasciste se profile comme l'État antifasciste par excellence ; la rentrée de l'Allemagne dans la politique militaire internationale se donne pour un acte expiatoire devant l'histoire et un soutien à l'État des juifs, par calcul.

Il reste que le thème du premier débat national dans l'Allemagne réunifiée concernait le droit d'Israël à la défense. Dans ce débat, Ströbele représente l'avant-garde du mouvement : il sacrifierait dès aujourd'hui Israël à une politique arabe qui échangera facilement, demain, Israël contre du pétrole. Convergeront alors ces deux tendances de la société allemande que la guerre du Golfe a mis au jour : la Realpolitik du gouvernement qui ébauche son futur rôle de puissance militaire et l'antisionisme, pacifiste pour l'instant, qui prépare le terrain idéologique. Ainsi, l'apparente confrontation du bellicisme et du pacifisme n'est qu'une coopération antagoniste, une division de travail à l'image de celle qui avait caractérisé déjà le début des années 80.

La résonance que les propos d'un Ströbele trouvaient auprès d'un large public montre que le thème préféré des anti-impérialistes allemands n'intéresse plus qu'un petit carré de révolutionnaires nationaux. Ceux des maisons squattées de la Hafenstraße à Hambourg savaient même comment réagir à la nouvelle de l'explosion des Scuds sur Israël : en promenant dans la ville une banderole incitant les Allemands à « arrêter l'avancée de Sion » (Stoppt Zion). Ce n'est pas tant l'État allemand qui pose problème mais son opposition.

 

Notes

1 – Voir « le rêve allemand de la national-socialdémocratie  », Temps critiques, nº 1, pp. 75 sqq.

2 – Les termes de « Trümmerarbeit » (déblayage) et « Trümmerfrau » (déblayeuse) datent de l'immédiat après-guerre. Pour l'idéologie allemande, les Trümmerfrauen sont les héroïnes nationales de la reconstruction.

3 – Voir Theodor W. Adorno, « Zur Bekämpfung des Antisemitismus heute » (1962), in Id., Kritik. Kleine Schriften zur Gesellschaft, Francfort, éd. suhrkamp, 1971, p. 115.

4 – Pour le personnage, voir « le rêve allemand de la nationale-socialdémocratie », Temps critiques, nº 1, p.

5 – C'est à cette même « conclusion » qu'aboutit un article dans la revue Noir & Rouge (nº 20, fév.-mars 1991), intitulé « la nouvelle géopolitique et la guerre du Golfe ».

6 – Et quel est l'intérêt pour des Français qui se tiennent pour l'aile radicale, autonome, libertaire du mouvement anti-guerre à soutenir des idées équivalentes ?

7 – Voir son article « A. Hitler réincarné » dans Libération du 11 fév.